En une heure trente, dans un Rond Point magique, le génie du comique philosophique est librement et magistralement interprété par un chroniqueur qui danse avec les mots.
Personne comme les clowns ne peut parvenir à faire se croiser la folle imagination et l’actualité folle. L’un des sketchs inénarrables de Raymond Devos Le Rond point se joue aujourd’hui au théâtre qui porte ce même nom. Celui qui l’interprète est un chroniqueur de France-Inter, le vendredi à 8h55, dans un lieu qui s’appelle la Maison Ronde. L’histoire est celle d’un automobiliste qui pénètre sur un carrefour et qui, interdit d’en sortir, ne peut que tourner en rond. Ni Morel, et encore moins Devos, à l’époque, ne pouvait savoir qu’il allait se jouer près de là, dans un carrefour des interdits, nommé l’Etoile, en haut des Champs Elysées, un autre théâtre, en gilets, sous des jets de grenades lacrymogènes qui font rire jaune.
François Morel a eu, adolescent, un coup de cœur pour Devos sur une scène de Caen, sa ville. Il voit le spectacle intégral, puis y retourne, une fois, deux fois, trois fois, à l’entracte, sans payer. Aucun émerveillement ne vaut celui de l’âge dit ingrat et de la maraude. Le temps des voleurs de cerises. Mais Morel n’aurait pas osé croquer les cerises muries depuis longtemps de l’arbre Devos si quelqu’un du nom de Jeanine Roze, productrice, non de fruits, mais de concerts du dimanche matin, ne le lui avait demandé.
François Morel n’imite pas Devos
Donc, au départ, tout est hors norme. Le génie de l’opportunité, qui est le contraire de l’opportunisme, a quartier libre. François Morel ne s’oblige à rien. Il ne cherche surtout pas à rendre Devos à « son » public, à l’imiter, car il sait, lui-même, l’art inimitable. Ce qu’il rend au public, à celui de Devos comme au « sien », c’est autre chose. Les deux sources, le cabaret avec tabouret, et le théâtre ébouriffé des Deschiens, n’ont à priori rien à voir, mais se retrouvent dans un nouveau ruissellement.
Devos est un sédentaire de la scène. Une toupie qui tourne sur elle-même. Déjà, il est gros et, veste ouverte, bide en avant, il en joue. Selon Shakespeare, les gros font rire et les maigres font peur. Devos invente des histoires à dormir debout. Mon chien, c’est quelqu’un est d’un surréalisme insensé. Il rejoue en imagination une scène du quotidien : regardez bien le banal et vous verrez quelque chose qui ne l’est pas. Il s’est doté de toutes les armes du cirque : les instruments de musique, le nez rouge, et toute une gamme de sa voix.
François Morel fait son cinéma
François Morel est un nomade de la scène. Il ne tient pas en place. Il n’est ni gros, ni maigre. Physique de Français moyen, poivre et sel. Il tourne autour de Devos. Part en coulisse d’un côté, ressurgit de l’autre. Virevolte en douceur. Danse d’un pied sur l’autre. Trouve à qui parler avec son compère Antoine Sahler au piano, au bugle, et à la face d’hurluberlu. Un autre cirque, celui du monde agité d’aujourd’hui, mais qui retombe sur ses pieds.
Morel fait son cinéma. Il chantonne Est-ce que vous m’aimez ?. La mémoire, côté public, revient alors au galop : on est bout de la jetée dans le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Le bateau s’éloigne, Devos caresse encore la main absente. Dans ce même théâtre, auparavant, dans La fin du monde est pour demain, Morel a traversé l’écran du film de Godard pour rejoindre Anna Karina dans le bleu de la Méditerranée. En réalité, il ne fait pas son cinéma, il fait son théâtre. Champion des allers-retours. Il a intitulé son spectacle, comme l’un des plus célèbres sketchs sur le mari trompé : J’ai des doutes. Mais, tout bien pesé, François Morel, lui, ne doute de rien. Il raffole du spectacle à créer comme Devos adorait le sien. Cela peut s’appeler : rire et penser. Et non, rire et dé-penser.
J’ai des doutes. Textes de Raymond Devos. Spectacle de et avec François Morel. Composition musicale Antoine Sahler. Musique et interprétation Romain Lemire. En alternance avec Antoine Sahler. Théâtre du Rond Point. Jusqu’au 6 janvier 2019. Puis en tournée.
Téléphone 01 44 95 98 21.
Jeudi, 27 décembre, 2018